
La lisibilité des contenus en ligne
Je regrette souvent de ne plus lire autant qu’avant, lorsque j’étais ado et que je dévorais chaque semaine une pile de bouquins empruntés à la bibliothèque. Mais au fond, ce n’est pas totalement exact. Tous contenus confondus, il est fort probable que je lise bien davantage maintenant.
Le paradoxe de l’ère de l’information
Car l’un des grands avantages du web, c’est sans nul doute l’accès facile et rapide qu’il procure à une grande masse d’information sur tous les sujets possibles et imaginables. En une recherche Google et deux clics, on peut assouvir notre curiosité sur l’histoire de l’Ouzbékistan, la fonte du permafrost ou l’actualité politique du Chili. Pourtant, qu’est-ce que je retiens concrètement de tout ce contenu ingéré à la fin de la journée ? Dans le meilleur des cas, pas grand-chose. Dans le pire des cas, j’arrive au bout d’un article en étant incapable d’en résumer l’argument simplement.
C’est tout le paradoxe de l’ère de l’information. Alors que l’accès à l’information ne cesse d’augmenter, notre capacité à digérer cette information, donc à la comprendre et à la retenir, semble progressivement s’étioler. Et c’est le cas tout particulièrement lorsqu’il s’agit de textes longs et complexes. On finit alors par se retrouver dans un mode de consommation compulsive de contenus. Une consommation qui n’a que peu de bénéfices sur le long terme, voire est nuisible puisqu’elle produit une surcharge informationnelle.
Alors quelles sont les différentes raisons de ce phénomène et, surtout, que peut-on faire pour y remédier ?
Pourquoi est-il plus difficile de lire sur le web ?
Si à vous aussi la lecture en ligne vous semble plus difficile, ce n’est pas qu’une impression. Des études scientifiques montrent que la compréhension et la mémorisation d’un texte est meilleure lorsqu’on lit sur papier que lorsqu’on lit sur écran.
La matérialité du support
La première raison, la plus évidente, c’est la différence dans la matérialité du support de lecture. L’écran implique en effet d’autres types d’interaction que le papier.
- La lumière reflétée par l’écran a tendance à fatiguer les yeux beaucoup plus rapidement que le papier. De ce point de vue, les liseuses électroniques, avec leur technologie e-ink, sont préférables aux tablettes, téléphones et ordinateurs.
- Le format entre un écran d’ordinateur et une feuille ou un livre papier n’est pas le même. D’ailleurs, je préfère nettement lire un texte long sur mon iPad, dont le format ressemble davantage à une page A5.
- Les gestes sont, eux aussi, très différents, entre faire défiler l’écran, ou bien tourner une page.
- À titre personnel, je remarque également être dérangée par l’absence de signal de fin. Lorsqu’on arrive sur un article de blog, par exemple, on ne peut pas en appréhender directement la longueur, et donc en évaluer la durée, à moins que le temps de lecture ne soit indiqué. C’est quelque chose qui est plus facilement perceptible avec un objet physique.
Évidemment, la lecture sur écran offre aussi des avantages, au-delà de l’accessibilité. On peut plus facilement surligner, extraire des passages ou retrouver l’information pertinente grâce à la fonction recherche. Mais en ce qui concerne la lecture en profondeur, lire sur écran demande, par défaut, plus de temps et d’effort.
La conception des contenus en ligne
Deuxièmement, la configuration des sites web peut avoir, elle aussi, un impact non négligeable sur le confort de lecture.
Vous aurez sans doute remarqué que l’apparence de ce blog est plutôt minimaliste. Ce n’est pas (uniquement) parce que j’ai la flemme de construire un site selon les dernières tendances. C’est une volonté délibérée de ma part de mettre l’accent sur le contenu plutôt que sur l’accessoire. C’est aussi une réponse au fait que je me sens désormais agressée par le nombre de distractions sur certains sites. Entre les barres latérales pleines de widgets, la mention (certes obligatoire) des cookies, la fenêtre pop up qui apparaît au fil de la lecture pour proposer l’inscription à la newsletter, ou, pire encore, les publicités, beaucoup trop d’éléments entrent en compétition à mon goût pour obtenir mon attention. Et cela se fait bien sûr aux dépends de l’objet qui m’avait attirée sur le site en premier lieu.
Internet ou l’ère de la distraction
Clairement, l’économie de l’attention met notre capacité de concentration à rude épreuve. Je dirais même plus : le web nous a progressivement conditionnés à garder notre cerveau en mode « distraction ».
Dans son livre The Shallows. What Internet is doing to our brains, Nicholas Carr argumente en effet que le web modifie progressivement et durablement le fonctionnement de notre cerveau en affectant nos capacités de concentration et de mémoire. L’invention de l’écriture, puis du livre, nous avait permis de développer une pensée linéaire, favorisant la concentration profonde. Le web, en revanche, nous mène à adopter une pensée en réseau. En nous incitant à ingérer une grande quantité d’informations différentes très rapidement, il sature notre mémoire de travail, ce qui diminue notre capacité à comprendre et à retenir l’information. Le web nous pousserait ainsi à rester dans un état permanent de distraction.
L’un des exemples édifiants relevés par N. Carr est le lien hypertexte. C’est l’un des éléments fondamentaux du web, puisqu’il permet de connecter des fragments d’information entre eux. Il en augmente donc considérablement la valeur et l’usabilité. Pourtant, les hyperliens ont leur revers. Leur présence requiert en effet systématiquement une évaluation et une prise de décision, à peine consciente, mais bien réelle. Dois-je cliquer ou non ? Le lien détourne donc une partie de nos capacités cognitives vers cette prise de décision, aux dépends de la compréhension du texte.
« La nécessité d’évaluer les liens et d’effectuer des choix de navigation en conséquence, tout en traitant un tas de stimuli sensoriels fugaces, exige en permanence une coordination mentale et des prises de décision, ce qui empêche le cerveau de chercher à comprendre le texte ou toute autre information. »
Nicholas Carr, The Shallows. What Internet is doing to our brains, 2010.
L’ordinateur connecté à internet est particulièrement associé au travail superficiel et aux changements de contexte fréquents. Ceux-ci prennent souvent la forme d’interactions rapides motivées par des récompenses immédiates (Delgado et al. 2018), qu’il s’agisse de l’email, des réseaux sociaux ou des sites d’actualité. Effectuer une tâche nécessitant une forte concentration n’est donc pas naturelle sur ce support et demande un effort supplémentaire.
Le problème, c’est qu’on enclenche rapidement un cercle vicieux. Plus le cerveau s’habitue à recevoir des distractions, plus il sera en demande. Le pire ennemi de la concentration, c’est donc le cerveau lui-même, dans la mesure où la plupart des distractions ne viennent pas de l’extérieur (notifications), mais de l’intérieur. Et si ce phénomène est réellement en train de modifier durablement notre cerveau comme N. Carr le prétend, il aura également un impact sur notre fonctionnement loin des écrans. Si on parvient plus difficilement à lire des contenus longs, même sous la forme de livres, c’est peut-être tout simplement parce qu’on en perd progressivement la capacité.
Comment allier lecture profonde et contenu web ?
La différence de support, la mauvaise conception des pages web et les trop nombreuses distractions sont donc autant de facteurs qui rendent la lecture profonde difficilement réconciliable avec le texte en ligne. Les contenus web ont tendance alors à favoriser une lecture plutôt superficielle, comme le scan ou lecture en diagonale.
Les « bonnes pratiques » de la rédaction web
Ce phénomène est bien identifié par les pros de la rédaction web. Il a motivé la mise en place d’une série de bonnes pratiques afin de faciliter la lecture en ligne. On recommande des phrases, paragraphes et textes plutôt courts et percutants, l’insertion de multiples titres, la mise en évidence des mots importants en grasse, ou la mise en exergue de certains passages. Ces mesures ont pour but de donner à l’internaute des points de repères visuels afin de pouvoir rapidement identifier l’information pertinente sans « perdre son temps » à tout lire.
Pourtant, il arrive que ces pratiques qui encouragent la lecture sélective soient contre-productives. Notamment lorsqu’elles accentuent la difficulté de lire un texte de bout en bout. Par exemple, certains magazines en ligne ont pris l’habitude de répéter certaines parties du texte en évidence. Personnellement, je trouve cette pratique plutôt horripilante puisqu’elle interrompt le flot de lecture et introduit une confusion inutile.
Par ailleurs, ces bonnes pratiques n’empêchent pas nécessairement l’apparition d’une série d’appels à l’action au fil du texte (popup, encarts, liens à outrance) qui parasitent notre attention et qui réduisent tous ces efforts à néant.
Enfin, faut-il vraiment se condamner à proposer des contenus toujours plus courts et faciles à ingérer sous prétexte que la capacité d’attention diminue, quitte à la réduire encore ? Ne pourrait-on pas prendre le contre-pied, parier sur l’intelligence et tirer son lectorat vers le haut, plutôt que vers le bas ? Plutôt que viser le nombre maximum de clics, se concentrer sur la valeur des contenus et sur ce que les internautes pourront en retenir ?
Quelles solutions mettre en place ?
Plus concrètement, à part tout imprimer, quelles solutions peut-on mettre en place pour canaliser son attention sur la lecture d’un texte en ligne ? Je partage quelques pratiques que je tente d’adopter à titre personnel.
Se réserver des plages dédiées uniquement à la lecture
Je prends l’habitude de distinguer autant que possible la navigation sur le web et la lecture. Ces deux activités sont en effet très différentes. La première impose de passer d’une chose à l’autre rapidement (pensée en réseau), l’autre demande une concentration plus longue et intense (pensée linéaire).
Par exemple, si je veux creuser un sujet pour un article de blog, je passe un moment à faire des recherches en ligne et je mets les articles qui me semblent intéressants de côté via Pocket. Dans un second temps, je passe à la lecture, de préférence en changeant de place (canapé plutôt que bureau) et de support (iPad plutôt qu’ordinateur) pour bien marquer le changement d’activité. Une fois la lecture terminée, je fais un nouveau cycle « recherche, puis lecture », jusqu’à avoir suffisamment d’information pour commencer la rédaction. Certes, procéder de cette manière introduit davantage de friction, mais je pense que je gagne nettement en concentration et en efficacité.
Il en va de même de la lecture d’articles en dehors du blog. Je consacre un moment le week-end pour faire le tour des articles sauvegardés pendant la semaine et parcourir mon flux RSS.
Éliminer les distractions grâce à des applications tierces
Pour la lecture, je passe quasi systématiquement par un service tiers qui épure le texte en supprimant les éléments facultatifs. J’utilise Pocket pour enregistrer des articles « à lire plus tard » grâce à l’extension du navigateur. Les articles sont alors immédiatement disponibles dans l’application installée sur mon iPad. En plus de faciliter la distinction entre navigation et lecture, j’apprécie énormément la fonctionnalité de lecture zen qu’elle propose. Feedly, l’aggrégateur de flux RSS que j’utilise, propose également une présentation épurée des contenus qui améliore le confort de lecture.
Alterner les supports
Je continue, en parallèle, la lecture de livres papiers afin de préserver mes facultés à pratiquer la lecture profonde. Cela permet aussi de faire un break des écrans.
Pratiquer une lecture plus consciente
Je m’encourage à prendre des notes qui vont me demander un effort supplémentaire pour synthétiser l’information. Je lis peut-être moins de cette manière, mais je lis certainement mieux. Et je choisis aussi mes lectures avec davantage d’intention.
Protéger son attention au quotidien
En fait, c’est peut-être là le plus important. Je tente d’adopter une discipline constante afin de préserver et améliorer mes facultés de concentration. Je me réhabitue à des plages de concentration sans interruption de plus en plus longues, notamment avec la technique du pomodoro. J’évite au maximum le multitâche. Et surtout, je veille à réduire ou supprimer les technologies qui encouragent la distraction, en adoptant les principes du minimalisme numérique.
D’ailleurs, pour en savoir plus sur ce point, je vous invite à jeter un œil sur ma série sur le minimalisme numérique, en particulier sur le guide vers une déconnexion durable.
Si vous avez d’autres conseils pour pratiquer la lecture profonde en ligne, je serai curieuse de les lire en commentaire !
Sources :
- Nicholas Carr, The Shallows. What Internet is doing to our brains, 2010 (traduit en français sous le titre : Internet rend-il bête ?). Le livre est une continuation de son célèbre article « Is Google Making Us Stupid? » paru en 2008 dans The Atlantic.
- Frédéric Bernard, « Lire sur papier, lire sur écran : en quoi est-ce différent ? », The Conversation 21/03/2019.
- P. Delgado et al., « Don’t throw away your printed books: A meta-analysis on the effects of reading media on reading comprehension », Educational Research Review 25 (2018).
Crédit photo : Patrick Tomasso sur Unsplash
2 Comments
ChantGD
Bonjour, je découvre votre blog, que je savoure, et qui « pointe du doigt » des problèmes très actuels. Merci de vos partages, qui, malheureusement semblent avoir cessé depuis plusieurs mois (mais je n’ai pas encore tout lu).
Il existe dans le navigateur Firefox une option (un petit cadre avec des lignes horizontales parallèles) qui donne un rendu visuel comparable à celui de Pocket. Cela fonctionne plutôt bien, sauf sur certains sites mal conçus (peut-être à dessein).
Je vous souhaite, ainsi qu’à vos lecteurs.trices, une belle journée.
Stéphanie
Merci pour votre commentaire ! Effectivement, j’ai manqué de temps ces derniers mois pour écrire, mais je suis ravie que les articles toujours en ligne aient rencontré votre chemin.