
Individualisme et réseaux sociaux
Depuis que je tente de m’affranchir des réseaux sociaux, je dois bien avouer que la possibilité de partager des articles, podcasts ou livres qui m’ont interpellée ou intriguée me manque un peu.
Je tente donc un nouveau format de billet, sous la forme de notes plus courtes. J’y publierai tantôt des réflexions ponctuelles à partir d’une source, tantôt des compilations d’une série de liens sur un sujet précis. L’idée est, entre autres, de prolonger les thématiques qui ont déjà fait l’objet de dossiers plus approfondis. Ce format me donne aussi l’occasion d’articuler et formaliser ma réflexion. C’est donc bien plus stimulant d’un point de vue intellectuel que le partage rapide d’un article lu en diagonale et aussitôt oublié.
Le dernier podcast de Septante minutes avec du 9 février 2021, consacré à l’individualisme, a retenu mon attention. Guillaume Hachez s’y entretient avec Vincent de Coorebyter, professeur de philosophie de l’Université libre de Bruxelles et auteur d’un livre intitulé Deux figures de l’individualisme paru en 2015.
En fondant sa réflexion principalement sur les travaux du sociologue français Paul Yonnet, Vincent de Coorebyter attribue l’émergence de l’individualisme contemporain à la double révolution démographique de l’après seconde guerre mondiale, qui a transformé notre rapport à la mort et la naissance.
En effet, les deux préoccupations majeures de nos sociétés, qui étaient jusque là de reculer la mort et de réguler les naissances, n’ont plus eu lieu d’être. D’une part, les progrès de la médecine et l’amélioration des conditions de vie ont augmenté l’espérance de vie. D’autre part, le contrôle des naissances permet l’émergence d’un nouveau modèle familial, selon lequel l’arrivée d’un enfant devient un projet de vie et non plus une nécessité ou le produit d’une tradition. L’éducation donnée à ces enfants désirés s’est également modifiée : souple et bienveillante, elle valorise leur singularité, leur épanouissement et cultive leur autonomie.
Alors que viennent faire les réseaux sociaux là dedans ? Selon cette thèse, ce nouveau modèle d’éducation amènerait les individus adultes à rechercher, auprès d’autrui, la même reconnaissance dont ils ont bénéficié auprès de leurs parents. Paradoxalement, l’individualisme implique donc une forte dépendance aux autres. Or, les réseaux sociaux constituent un moyen idéal d’assouvir ce besoin de reconnaissance en instaurant, selon les mots de Paul Yonnet cité par Vincent de Coorebyter, une « proximité éloignée ». On se soumet certes au regard des autres pour obtenir cette validation, mais avec une distance à la fois temporelle et physique qui permet de limiter le risque en cas de retour négatif.
En clair, la barrière de l’écran nous permet non seulement de contrôler l’image que l’on projette, mais aussi de nous soustraire aisément aux regards si la réaction espérée, sous la forme de likes ou commentaires valorisants, ne correspond pas à nos attentes. C’est une position somme toute plutôt confortable, même si cette « proximité éloignée » est à double tranchant. Derrière un écran, les filtres s’estompent et les barrières tombent. On ose plus facilement dire en ligne ce qu’on n’oserait pas assumer en face à face, et cela d’autant plus si l’on se sent conforté par l’appui d’une communauté qui partage notre mode de pensée. En appauvrissant la communication, les réseaux sociaux diminuent également notre capacité d’empathie qui se développe en captant de manière inconsciente la multitude de signaux non verbaux. Étant pourtant de nature plutôt modérée, j’ai pu remarquer moi aussi que j’avais tendance à être plus cinglante dans ce type de communication.
J’avais déjà mis en évidence le besoin de validation sociale comme l’un des principaux leviers psychologiques de l’addiction aux réseaux sociaux. La thèse de Paul Yonnet exposée par Vincent de Coorebyter s’inscrit donc dans le prolongement de cette idée. Mais alors que ce besoin de validation est souvent interprété comme le vestige d’un instinct primitif, paléolithique, selon lequel l’exclusion du groupe signifie la mort, il est ici plutôt rattaché à des phénomènes sociaux tout à fait récents.
Un peu plus loin, l’interview revient sur l’ouvrage de la psychologue américaine Jean Twenge, intitulé Génération Internet. Sur base d’enquêtes au long cours, l’autrice remarque que la génération née après 1995 (iGen) se distingue nettement des précédentes notamment par l’augmentation du sentiment de mal-être et de solitude et par une maturité plus tardive. Ces tendances coïncident avec l’utilisation intensive des smartphones et des réseaux sociaux.
Selon Vincent de Coorebyter, il ne s’agit pas que d’une corrélation, mais bien d’un lien de cause à effet. En effet, les réseaux sociaux non seulement ne permettent pas toujours d’assouvir le besoin de reconnaissance de ces jeunes, mais les soumettent en outre à la comparaison permanente avec des images artificielles de beauté et de réussite. En tant qu’adulte, il est parfois difficile de ne pas se laisser affecter par ces représentations de vie idéale auxquels nous sommes sans cesse exposés via nos fils d’actualité. Je n’ose imaginer quel peut en être l’impact sur des jeunes ados en pleine construction identitaire.
Au final, les accrocs aux réseaux sociaux ne sont pas une « génération de narcissiques » comme on l’entend souvent, dans le sens où ils ne seraient pas obnubilés par l’amour de soi, mais bien par celui des autres. En ce sens, le selfie n’a d’autre intérêt que le nombre de likes qu’il peut nous ramener. La question se pose donc : les validations éphémères et superficielles que nous procurent les réseaux sociaux, souvent consenties de manière absente et automatique, peuvent-elles seulement satisfaire notre profond besoin de reconnaissance ? Ne vaudrait-il pas mieux emprunter d’autres voies, moins instantanées mais plus gratifiantes, pour l’atteindre ?
Si le thème de l’individualisme vous intéresse, je vous recommande l’écoute de ce podcast qui ne se limite pas au sujet des réseaux sociaux, mais évoque également le complotisme, la remise en cause de l’autorité, la valorisation de l’autonomie, la crise de la démocratie, ou encore la dépression liée à l’injonction permanente au bonheur et à la réussite (ce que j’appelle la face sombre de l’empowerment).
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Crédit photo : Stefan Spassov sur Unsplash