De la procrastination à la dépression. L’impact psychologique de l’addiction aux écrans
Le 20 décembre 2016, une partie des américains (et du monde) se réveille avec la gueule de bois. Donald Trump vient de remporter l’élection présidentielle des États-Unis contre Hillary Clinton au terme d’une campagne clivante à plus d’un titre.
Il ne faudra pas très longtemps pour que le rôle des réseaux sociaux, et en particulier Facebook, soit pointé du doigt dans ce dénouement inattendu pour bien des observateurs politiques. Cette défiance culminera en 2018 avec le scandale de Cambridge Analytica. La société est en effet accusée d’avoir siphonné les données de 87 millions d’utilisateurs du réseau en vue d’influencer plusieurs campagnes électorales, dont celle du Brexit et de Trump.
Depuis lors, les questions de la protection de la vie privée, des fake news et de l’impact des réseaux sur la neutralité du débat démocratique font régulièrement la une des journaux. Pourtant, c’est l’impact psychologique qui semble préoccuper les utilisateurs de ces réseaux au premier plan.

En fait, toutes ces problématiques se rejoignent, car elles résultent toutes des dérives du modèle de l’économie de l’attention. C’est en tout cas ce qu’affirme Tristan Harris, fondateur du Center for Humane Technology. Il fut aussi l’un des premiers lanceurs d’alerte sur l’absence d’éthique dans l’industrie de la technologie.
Comme on le voit sur le schéma ci-dessous extrait d’une de ses présentations, l’économie de l’attention aurait des conséquences à plusieurs niveaux :
- individuel : capacités cognitives, santé mentale
- social : individualisation, effritement du tissu social
- politique : création de chambres d’écho, polarisation et piratage du débat démocratique.
Dans l’article précédent de la série sur le minimalisme numérique, j’ai exploré la manière dont le modèle de l’économie de l’attention encourageait les entreprises de la tech à rendre leurs produits les plus addictifs possible pour maximiser leurs profits et se distinguer de leurs compétiteurs.
Je compte ici explorer la question de l’impact négatif de l’addiction aux écrans au niveau individuel. Ce n’est pas parce que j’estime les conséquences sociales et politiques sans importance. On voit encore en ces temps de pandémie à quel point la propagation des fake news et la schématisation de problèmes complexes induite par les réseaux sociaux est un véritable fléau.
Mais les effets liés à l’utilisation excessive de ces plateformes au niveau individuel sont les plus faciles à appréhender. Ce sont aussi sur eux que nous avons le plus grand pouvoir d’action. Et, sait-on jamais, les changements adoptés à titre personnel pourraient avoir un effet boule de neige sur le reste.
Pour mieux cerner ces effets, j’ai lancé une enquête en avril 2020 auprès de mes lectrices et lecteurs. Et comme je l’ai déjà évoqué ailleurs, il s’avère que 90 % des répondants affirment passer sur les réseaux sociaux plus de temps qu’ils ne le souhaiteraient idéalement.
D’ailleurs, les réseaux sociaux ne sont pas les seuls à figurer parmi les « voleurs de temps ». D’autres médias sont également incriminés, tels que :
- Les messageries instantanées (63,4 %)
- Les emails (39 %)
- La presse en ligne (20,7 %)
- Les services de streaming vidéo (31,7 %)
- Les jeux en ligne (8,5 %)
L’enquête se poursuivait avec la question :
« Dans le cas où vous estimez passer trop de temps en ligne, quels sont les effets négatifs que vous observez ? »
J’ai classé les réponses à cette question (de manière un peu arbitraire) selon plusieurs catégories. Elles concernent la satisfaction personnelle et professionnelle, les capacités cognitives, la santé physique et la santé mentale. Aucune réponse ne porte sur les effets de ces services à plus grande échelle. Rien sur l’éthique, les questions de vie privée ou l’interférence dans la vie politique. Cela tient sans nul doute à la formulation de ma question qui supposait un lien direct avec l’utilisation excessive. Elle ne demandait donc pas un avis général.
Les effets répertoriés concordent assez bien avec ce qu’on peut trouver dans la littérature scientifique sur le sujet. La recherche en psychologie consacre en effet un nombre croissant d’études sur l’impact des technologies, et notamment des réseaux sociaux. Il faut toutefois appréhender les résultats de ces recherches avec quelques précautions.
Premièrement, le phénomène est encore relativement nouveau, même s’il s’est déployé à une vitesse impressionnante. On commence à avoir un peu de recul, mais on manque encore d’études au long cours pour évaluer l’impact sur le long terme.
Deuxièmement, il faut faire la distinction entre corrélation et lien de causalité. Imaginons qu’une étude établit que les sujets ayant une utilisation intensive des réseaux sociaux montrent également des symptômes dépressifs. Est-ce que cela signifie que les réseaux sociaux rendent les gens dépressifs ? Ou bien que les gens dépressifs à la base auront tendance à passer plus de temps sur les réseaux sociaux, par exemple pour compenser une vie sociale qu’ils trouvent insatisfaisante ?
Troisièmement, la difficulté d’obtenir des résultats catégoriques tient peut-être à la profonde ambivalence de ces technologies. Ainsi, les effets sur le bien-être diffèreront selon le type de média. Par exemple, appeler ses proches via Skype ou FaceTime en période de confinement aura indiscutablement un effet positif. Et au contraire, peut-être que consulter son fil Twitter renforcera le sentiment d’anxiété. Au sein d’un même média, la diversité des utilisations produira des effets opposés. Par exemple, l’expérience d’utilisation de Facebook sera très différente selon qu’on utilise la plateforme pour interagir avec son cercle proche, ou qu’on y passe une heure à dérouler distraitement son fil d’actualité en guise de procrastination.
C’est d’ailleurs la conclusion d’une large étude comparative publiée en 2019 dans le Journal of Computer-Mediated Communication. Ainsi, le fait de pouvoir interagir avec les autres est associé à un effet positif. Cela répond à notre besoin d’appartenance, diminue le sentiment de solitude et augmente notre capital social. L’auto-présentation, à savoir le fait de poster du contenu sur soi, est aussi associée à un effet positif, dans une moindre mesure. En revanche, la consommation passive de contenus est liée à des effets négatifs sur le bien-être, surtout si elle se fait aux dépends d’interactions riches avec les proches. Les individus qui s’adonnent à ce type d’activité seraient également susceptibles de se comparer davantage aux représentations idéalisées de la vie des autres, avec pour conséquence un sentiment d’insatisfaction face à leur propre vie.
J’ajouterais en outre un autre facteur qui me semble essentiel dans la satisfaction générale de l’utilisation des réseaux sociaux. C’est le temps qui y est consacré. L’article ci-dessus a exclu les études traitant de l’addiction aux médias numériques de l’échantillon analysé. Or ce facteur mériterait d’être davantage pris en compte, à l’instar de cette étude expérimentale publiée tout récemment. Elle suggère que réduire l’utilisation de Facebook serait bénéfique sur la santé physique et mentale.
Je propose à présent de parcourir l’éventail des effets négatifs associés aux réseaux sociaux. Je partirai des résultats de l’enquête, tout en faisant le lien avec ce que j’ai découvert lors de mes propres recherches.
L’impact sur les capacités cognitives
Les troubles de l’attention
Parmi les effets négatifs, le plus récurrent, et de loin, porte sur les troubles de l’attention. Les nouvelles technologies, et le smartphone en particulier, augmentent le nombre de distractions. Ces interruptions se font non seulement via les notifications, mais aussi via les alertes internes du cerveau (je l’ai expliqué dans cet article).
On savait déjà que le multitâche avec le téléphone diminuait les performances. Inutile de monter tout un argumentaire pour convaincre que conduire en envoyant un SMS est une très mauvaise idée.
Mais une étude publiée en 2017 va plus loin. Elle montre que la simple présence de notre smartphone à portée de vue diminuerait nos capacités cognitives. Celui-ci redirige l’attention consciente consacrée à la tâche en cours vers des pensées associées à son utilisation. Les ressources attentionnelles se divisent donc entre la tâche en cours et l’effort nécessaire pour ne pas se laisser distraire. C’est comme essayer d’ignorer la présence d’un cookie quand on veut limiter le sucre. Dans les deux cas, plus la dépendance est forte, plus il est difficile de résister à cette division de l’attention.
Au-delà des distractions, ces technologies altèrent progressivement notre capacité de concentration, car elles encouragent la commutation de contexte (context switching) en permanence. Ce terme obscur, originaire du langage informatique, signifie simplement passer d’une chose à l’autre. C’est le cas par exemple lorsqu’on interrompt la rédaction d’un document pour consulter sa boîte mail. Or, la commutation de contexte entraîne un « résidu d’attention », un concept identifié en 2009 par Sophie Leroy. Cela signifie que, lorsqu’on passe d’une tâche à l’autre, une partie de l’attention reste focalisée sur la première, et tout particulièrement si celle-ci n’est pas terminée.
La commutation de contexte et son impact sur la concentration n’est donc pas quelque chose de nouveau. Mais elle s’accentue encore avec les réseaux sociaux. Désormais, on change de contexte non seulement lorsqu’on passe d’une application à l’autre, mais aussi au sein d’une même application. Notre fil Facebook nous présente ainsi sur le même plan le menu de notre restaurant préféré, une opinion sur l’actualité politique ou les vœux d’anniversaire d’une vague connaissance.
Or, plus on cède aux distractions, plus on habitue notre cerveau à passer du coq à l’âne en permanence, plus notre capacité à nous concentrer pendant un long laps du temps sur des tâches exigeantes d’un point de vue cognitif se réduit. On a alors l’impression de passer perpétuellement nos journées dans un état de concentration superficiel.
La fatigue mentale
Un autre point fréquemment cité concerne la surcharge informationnelle. Les réseaux sociaux, et Internet de manière générale, nous expose à beaucoup plus d’information que nous ne sommes en capacité de traiter.
Dans le cas des réseaux sociaux en particulier, le problème vient non seulement de la quantité de contenu auquel nous sommes exposés, mais aussi de la non pertinence d’une grande partie de ce contenu, qui est au mieux inutile, au pire indésirable ou néfaste. C’est ce qu’on appelle le bruit. On passe donc notre temps à trier l’information pour distinguer ce qui est digne d’attention du reste.
La fatigue mentale générée par la surcharge informationnelle est d’autant plus importante que les moments où l’on peut s’en préserver sont de plus en plus limités. Depuis l’invention du smartphone, on a le potentiel d’accéder à ces contenus de partout. La conséquence ? On tombe très vite dans un état de « privation de solitude », pour reprendre la formule de Cal Newport.
L’auteur consacre en effet dans son dernier ouvrage « Digital Minimalism » un long développement, très intéressant, à la question. Il définit la « solitude » (à ne pas confondre ici avec isolement) comme le fait de se soustraire aux contributions externes. En d’autres termes, on cesse de « consommer » l’information communiquée par d’autres pour se concentrer sur ses propres pensées et expériences.
Il y à peine une dizaine d’années, les moments de solitude étaient nombreux. Tous ces temps de flottement passés à attendre un bus, un rendez-vous chez le médecin ou à patienter dans une file d’attente étaient autant d’opportunités de nous laisser aller à nos pensées. Certes, la solitude peut être inconfortable parfois. Mais elle nous est indispensable, selon Newport, pour résoudre des problèmes complexes ou réguler nos émotions. Aujourd’hui tous ces moments d’ennui peuvent être (trop) rapidement évités par la consommation de contenus. Si on ne fait pas d’effort délibéré pour y échapper, on peut rapidement avoir l’impression d’être submergé.
L’impact sur la satisfaction personnelle et professionnelle
La procrastination
Parmi les préoccupations liées au temps passé en ligne, la procrastination tient une bonne place. La procrastination n’est finalement rien d’autre qu’une échappatoire à une tâche considérée comme ennuyeuse ou difficile. Les réseaux sociaux, mais aussi les sites d’info-divertissement ou l’email constituent un moyen privilégié de procrastination car ils procurent une gratification instantanée. Ces activités semblent sur le coup plus alléchantes que la perspective d’une tâche qui engage fortement nos capacités cognitives.
Parfois, la procrastination n’est même pas totalement consciente. Elle est devenue un réflexe automatique. On lance une application sur son téléphone ou on tape l’adresse d’un site dans la barre du navigateur sans même s’en rendre compte. Alors forcément, plus on est accroc à l’une de ces applications, plus on devra exercer d’auto-contrôle pour y résister, surtout si notre capacité de concentration n’est pas très élevée à la base.
La procrastination finit soit par allonger le temps de réalisation des tâches, soit par le réduire si celle-ci est soumise à une échéance stricte. À long terme, elle peut donc avoir des conséquences sur la performance et la satisfaction professionnelle. Elle provoque de la culpabilité et de la frustration par la perte de temps qu’elle suscite, voire de l’anxiété lorqu’on craint de ne pas pouvoir réaliser notre travail dans les temps impartis.
L’effet de déplacement
Ce type d’insatisfaction vaut aussi sur le plan personnel. Environ un quart des répondants de l’enquête regrette que le temps passé en ligne se fasse aux dépends d’autres activités estimées plus constructives et enrichissantes. C’est ce qui s’appelle l’effet de déplacement. L’insatisfaction procurée par l’activité n’est pas intrinsèque à l’activité elle-même, mais tient au temps qu’elle occupe sur le reste.
Dans d’autres cas, elle s’y superpose. Le smartphone est propice au multitâche, ce qui signifie qu’on l’utilise en même temps qu’une autre activité : lorsqu’on regarde une série, pendant les repas, en marchant dans la rue, voire pendant une conversation hors ligne. En occupant une partie de nos ressources attentionnelles, on a vu que le téléphone réduisait les capacités cognitives consacrées à l’occupation principale (attention aux poteaux en rue). Il en diminue aussi la satisfaction qu’on peut en retirer.
L’utilisation excessive des réseaux sociaux et des médias liés à l’économie de l’attention est donc susceptible de nuire à notre épanouissement général, mais aussi, de manière paradoxale, à notre relation aux autres. Plusieurs personnes dans l’enquête déplorent en effet passer moins de temps avec leurs proches. D’autres ont l’impression d’être moins « présentes » lorsqu’elles sont en compagnie de leur famille.
Alors même qu’elle nous prive de la solitude indispensable à la créativité et à la gestion de nos émotions, l’usage intensif de ces plateformes serait lié à une plus grande sensation d’isolement. Encore une fois, une telle corrélation dépend fortement de l’utilisation. Si les réseaux sociaux permettent d’enrichir des relations déjà existantes ou d’en créer de nouvelles, alors l’effet sera plutôt positif. C’est l’inverse si l’utilisation se résume à une consommation passive de contenus prenant le pas sur les relations hors ligne. Le sentiment d’isolement commence à s’observer particulièrement chez les adolescents, une cible privilégiée des réseaux sociaux, sans doute beaucoup plus sensibles que les adultes au besoin d’appartenance sociale.
De la « bulle auto-réflexive » à la vie par procuration
Bref, on finit par être moins présents avec nos proches, mais aussi à notre vie tout court. Finalement on prend le réflexe de « documenter » chaque instant de notre vie au lieu de la vivre en pleine conscience, sans arrières pensées. On a toutes et tous en tête l’image de ces touristes qui, trop préoccupés de capturer la photo parfaite pour Instagram, oublient d’admirer le paysage sans écran interposé. Le partage de photo et de vidéo nourrit une obsession narcissique qui, il faut le dire franchement, nous amène souvent à surévaluer l’intérêt des détails de notre quotidien aux yeux de notre entourage.
À force de se présenter sous son meilleur jour, on en projette d’ailleurs, parfois inconsciemment, une image idéalisée. Le revers de la médaille, c’est que cela produit de l’insatisfaction et du mal-être de l’autre côté de l’écran. Notre propre vie semble parfois bien fade en comparaison de ces représentations soigneusement construites auxquelles nous sommes confrontés en permanence.
L’impact sur la santé physique et mentale
Du côté de la santé également, l’impact semble loin d’être négligeable. Plusieurs réponses à l’enquête témoignent de douleurs physiques (maux de tête, fatigue oculaire, mal au cou) ou de troubles du sommeil (difficultés d’endormissement, fatigue). Ce dernier point a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses études scientifiques, en particulier chez les adolescents et jeunes adultes. Celles-ci tendent à montrer une corrélation positive entre usage excessif du smartphone et mauvaise qualité de sommeil. Plusieurs facteurs sont invoqués pour l’expliquer.
Premièrement, le temps d’écran peut tout simplement réduire les heures de sommeil. Le phénomène d’addiction, combiné à l’absence de signal de fin (dont je parle ici), impose parfois de mobiliser une bonne dose de volonté pour se déconnecter. Or la volonté, on en manque cruellement en fin de journée. On finit donc facilement par « procrastiner » le moment d’aller se coucher.
Deuxièmement, on sait depuis longtemps que la lumière bleue des écrans perturbe le rythme circadien. Pour le cerveau, elle s’apparente à la lumière du jour. Elle a donc pour effet de diminuer la production de mélatonine, l’hormone favorisant l’endormissement. Pour limiter cet effet, on recommande d’éviter les écrans trop tard en soirée.
Troisièmement, les notifications peuvent nous réveiller si on garde notre téléphone à côté de nous pendant la nuit, ce qui est le cas si on l’utilise comme réveil. Il suffit alors de le mettre en mode silencieux ou avion – ou mieux encore, retourner au bon vieux réveil.
Enfin, la consultation des réseaux sociaux ou des sites d’actualités, ainsi que les jeux en ligne, provoquent une agitation contre-productive à la relaxation nécessaire pour trouver le sommeil.
Plusieurs études de psychologie font justement part d’une corrélation entre addiction au smartphone et utilisation des réseaux sociaux, d’une part, et anxiété et symptômes dépressifs d’autre part. Encore une fois, il est difficile de démontrer un lien de causalité entre ces deux éléments, d’autant que le phénomène de dépression est potentiellement multi-factoriel.
J’avais déjà évoqué précédemment les différents facteurs susceptibles de provoquer l’anxiété dans l’utilisation du smartphone. En plus de ceux-ci, on peut ajouter le biais de comparaisons sociales défavorables dont j’ai parlé plus haut. L’impression (souvent faussée) que les autres ont une vie plus riche et plus heureuse que nous provoquera de la jalousie, un sentiment d’injustice, ou des ruminations.
De manière plus inquiétante encore, certaines études commencent à établir un lien entre l’utilisation excessive du smartphone et l’augmentation du taux de suicide chez les adolescents.
Sans aller jusque là, plusieurs personnes dans l’enquête évoquent un sentiment d’irritation à l’égard des réseaux sociaux. Cette irritation peut être dirigée contre soi-même. C’est la frustration de perdre son temps et de ne pas parvenir à contrôler son utilisation des écrans. Mais elle prend aussi parfois la forme de la misanthropie, ou d’une lassitude due à la négativité entretenue par certaines de ces plateformes. Cela n’est sans doute pas étranger à l’instrumentalisation du sentiment d’indignation qui y est à l’œuvre. L’indignation, en tant qu’émotion négative de forte intensité, aura tendance à générer beaucoup d’engagement sur la plateforme. Et peu importe finalement que cet engagement soit positif ou négatif.
Ça n’arrange rien qu’un autre effet des réseaux sociaux soit la diminution de l’empathie. Cette qualité humaine, qui se développe de manière privilégiée au fil des interactions en face à face (et par la lecture de fictions), est moins automatique par écran interposé.
Dans un souci de clarté, j’ai exposé tous ces facteurs d’insatisfaction en les classant dans différentes catégories. Pourtant il est clair que ceux-ci sont fortement interdépendants. Par exemple, les troubles de l’attention favoriseront la procrastination, diminueront la satisfaction professionnelle tout en augmentant le stress. La combinaison de l’isolement social et du biais de comparaisons défavorables peuvent engendrer à long terme des symptômes dépressifs. Bref, l’addiction aux écrans génère très facilement un cercle vicieux dont il est difficile de s’extirper. Et ce n’est bien sûr qu’une petite partie de l’iceberg. Je n’ai pas parlé ici du cyber-harcèlement, par exemple (sur lequel je vous recommande d’ailleurs ce roman).
D’un autre côté, j’ai très peu parlé des effets positifs liés à ces technologies. Ce n’est pas parce que je pense qu’il n’y en a pas. Je me demande simplement si le bénéfice qu’on en retire vaut non seulement le temps qu’on y consacre, mais aussi l’impact négatif auquel on s’expose. La réponse à cette question est sans doute propre à chacune et chacun. Elle doit simplement être posée avec tous les éléments en main.
Mais on dirait que chaque innovation numérique provoque une sorte de fuite en avant. Il faut systématiquement adopter le nouvel outil sans prendre une seconde pour s’interroger sur le bien-fondé de ce choix. Le besoin d’être à la pointe ou de suivre la tendance prend le pas sur l’esprit critique.
Je proposerais plutôt d’envisager l’utilisation des réseaux sociaux sous l’angle d’une discipline très à la mode en ce moment : la gestion des risques.
Supposons donc que l’on adopte l’identification des risques proposée par Tristan Harris, avec des effets négatifs présupposés au niveau individuel, social et politique.
À partir de là, deux stratégies sont possibles.
- Soit on attend la preuve scientifique du bien-fondé de ces effets négatifs avant de prendre des mesures pour s’en prémunir.
- Soit on considère que même en l’absence de preuve, les risques sont susceptibles d’avoir des conséquences suffisamment graves. Ils justifient alors d’appliquer le principe de précaution.
Personnellement, je penche pour la seconde option. J’estime qu’il y a désormais suffisamment d’indices pour confirmer cette approche. Alors quelles stratégies mettre en place pour s’en prémunir ? J’explorerai tout cela dans la suite de la série sur le minimalisme numérique.