L’hyperconnexion au travail
« Vous avez un nouveau message ». Ou plutôt 198. Cette situation du lundi matin vous est familière ? C’est que l’époque où les courriels arrivaient au compte-goutte semble définitivement révolue. Désormais, ouvrir sa boîte email consiste à la fois à s’attaquer au nettoyage des écuries d’Augias et à pousser le rocher de Sisyphe. Traduction : ça paraît insurmontable et c’est sans fin. En 2015, déjà, les cadres en France estimaient passer plus de 5 heures par jour à traiter leurs mails. À cette statistique hallucinante, on doit ajouter les messageries instantanées et les réunions Zoom qui ne cessent de s’enchaîner.

Je vous laisse définir ce que les bestioles pas sympas pourraient représenter.
Vous le savez si vous lisez régulièrement ce blog, les dérives liées à l’abus des nouvelles technologies de l’information constituent mon cheval de bataille. Mais il ne s’agit pas (que) d’un sentiment personnel.
La littérature scientifique en sociologie, par exemple, s’est penchée sur l’hyperconnexion des métiers du savoir, notamment chez les cadres. Dans le livre La laisse électronique. Les cadres débordés par les TIC, les autrices montrent à quel point la connexion constante à l’email s’est normalisée dans ces métiers. Ainsi, 71% des cadres lisent leurs mails en dehors du temps de travail, 59% y répondent le soir et 45% pendant leurs congés. La réactivité et l’exigence de disponibilité permanente sont vues comme des injonctions tacites de ce milieu professionnel. C’est en quelque sorte un revers de l’autonomie dont les cadres bénéficient dans l’organisation du travail. Pire encore, l’hyperconnexion y est plutôt valorisée. En revanche, les risques qui y sont associés préoccupent vaguement, mais ne font guère l’objet de régulation au sein des entreprises.
Pourquoi est-ce un problème ? Premièrement, parce que le temps passé à « traiter » les mails se fait souvent aux dépends du travail de fond. Deuxièmement, l’hyperconnexion professionnelle favorise toute une série de risques psycho-sociaux. Elle provoque une surcharge informationnelle doublée d’un sentiment d’urgence. Les sollicitations multiples par email sont une source de distraction permanente. Elles nuisent à la capacité de concentration et produisent une fragmentation des tâches.
De plus, la généralisation des appareils de communication mobiles a accentué la porosité entre vie professionnelle et vie privée. Il est devenu habituel de jeter un œil à sa boîte mail le soir, le weekend ou pendant ses vacances, de peur de manquer quelque chose d’important ou d’être déjà débordé à peine de retour au bureau. À moyen et long terme, cette hyperconnexion peut entraîner, dans le meilleur des cas, une insatisfaction professionnelle, au pire, du stress, de l’anxiété, voire un burnout.
Face à ce blues de l’email, les concepteurs de logiciels de messagerie électronique tentent d’offrir des solutions opposées. Les uns conçoivent des outils tellement complexes qu’ils ressemblent à un tableau de bord de la NASA (Outlook). D’autres nous promettent de « retomber amoureux de notre email » (sic) en proposant au contraire des interfaces très minimalistes (Spark). D’autres encore considèrent l’email comme une cause perdue et proposent de déplacer le flux de communication incessant vers des messageries instantanées (Slack). Certes, ces outils ont l’avantage de mieux organiser les conversations, mais ils ont aussi tendance à créer une inflation des messages et, avec elle, la fréquence des interruptions.
Et si le problème ne venait pas des outils, mais des pratiques ?
Je ne veux pas jeter la pierre sur l’email en soi, qui est une formidable invention de communication asynchrone. Et décentralisée qui plus est. Contrairement aux réseaux sociaux et aux messageries instantanées, qui nous enferment dans des plateformes propriétaires et nous obligent à accepter leurs conditions d’utilisation indécentes, l’email nous offre de ce point de vue une liberté inégalée.
Alors comment cet outil révolutionnaire s’est-il peu à peu transformé en fléau des employé.e.s de bureau ?
Il y a quelques années, on pouvait rejeter la faute sur les spams, ces courriers « indésirables ». Ensuite, les logiciels ont perfectionné leurs filtres anti-spam, puis la réglementation générale sur la protection des données européenne est passée par là, de sorte que personne ne puisse plus nous abonner à des listes de diffusion sans consentement spécifique. Mais même si les spams sont aujourd’hui devenus marginaux, force est de constater qu’on est assommé par un autre type de courrier indésirable : une trop grande quantité d’emails professionnels qui, soyons honnête, ne devraient tout simplement pas être envoyés.
La faute est due en partie à l’absence de friction. Paradoxalement, l’email pâtit de sa grande simplicité d’utilisation. Sa maîtrise va de soi, elle ne nécessite pas de formation ou de prise en main particulière. L’envoi d’un mail prend très peu de temps. C’est donc un moyen très pratique pour nous décharger d’une tâche ou d’une responsabilité sur les membres de notre équipe.
C’est ainsi que l’email en est venu aujourd’hui à être utilisé à la fois comme base de l’organisation du travail, outil de collaboration et système de gestion de l’information. Mais il n’est pas conçu pour cela, quel que soit le nombre de modules supplémentaires, de calendrier ou de gestion des tâches, qu’on pourra y intégrer. Malgré la fonction de recherche, parvenir à retrouver de l’information pertinente dans des emails est un parcours du combattant. De plus, l’email introduit des changements de contexte permanents qui amènent notre cerveau à passer sans cesse d’un dossier à l’autre, au prix d’un coût cognitif important.
Tout passe par email parce qu’il est plus simple de fonctionner ainsi que de mettre en place de vrais processus de travail en équipe. À court terme, du moins. Car à long terme, le manque de réflexion sur l’organisation du travail finit par avoir un effet négatif sur la productivité, car il ne prend pas en compte les conséquences de ce type de pratiques sur nos capacités cognitives. On obtient alors une impression de chaos permanent, doublé d’un manque de transparence et de visibilité sur la charge de travail.
Et je ne parle pas du coût écologique : envoi de pièces jointes, signatures avec image, champs de destinataires qui s’allongent au fil des échanges, stockage inutile de milliers d’emails sur des serveurs…
La solution : une révision des processus et, surtout, un changement culturel
Ce ne sont pas les astuces de bonne gestion des emails qui manquent sur le web. J’ai d’ailleurs moi-même écrit un billet sur les principes que je tente d’appliquer à titre personnel :
- Limiter la fréquence de consultation, notamment en pratiquant le timeblocking. C’est-à-dire prévoir sur la journée des créneaux de temps dévolus spécifiquement à la consultation et au traitement des emails. En dehors de ces périodes, couper les notifications ou mieux encore, fermer sa boîte mail.
- Traiter son email comme une boîte de réception à proprement parler. Quand on relève son courrier postal, on ne remet pas les lettres ouvertes dans la boîte aux lettres en attendant de les traiter. C’est pareil pour l’email. La boîte de réception est un espace de transit où les informations ne sont pas destinées à rester.
- J’enregistre les pièces jointes dans le dossier ad hoc ;
- J’exporte les événements dans le calendrier ;
- Je consigne les actions à mener dans un système de gestion de projet (Trello dans mon cas) ;
- Je reporte les informations pertinentes dans un carnet de note électronique ;
- Ensuite, les mails sont archivés ou effacés.
Toutes ces astuces sont utiles, mais encore une fois, elles constituent une réponse individuelle à un problème collectif. Elles sont donc forcément limitées et pas toujours évidentes à appliquer à la lettre lorsqu’il y a une injonction, qu’elle soit implicite ou explicite, de réactivité de la part de la hiérarchie, par exemple. De même, si toute l’équipe a l’habitude de s’échanger des mails à 21 heures ou le dimanche, il est parfois difficile de nager à contre-courant. Car se déconnecter peut aussi générer un sentiment de culpabilité à l’idée de laisser croire que si on ne répond pas dans l’immédiat, c’est qu’on ne travaille pas. Et cela tout particulièrement avec la généralisation du télétravail depuis la crise sanitaire, où le présentéisme s’est muté en « hyperconnectivisme ».
C’est donc un changement culturel qui devrait s’opérer au sein des entreprises. Ce changement passerait par l’adoption de bonnes pratiques afin de diminuer le nombre d’emails envoyés au quotidien et par la restructuration des processus organisationnels.
Quelques pistes de réflexion en ce sens :
- Revoir les modalités de communication :
- Définir des règles d’utilisation de l’email : dans quel but, quel délai de réponse est attendu, quel canal de communication utiliser en cas d’urgence, etc.
- Mettre en place un système de permanence. Par exemple, définir sur un calendrier partagé des plages horaires sur la journée ou sur la semaine où on peut être dérangé par téléphone/chat/visio.
- Planifier des réunions courtes et récurrentes pour faire le point sur les dossiers.
- Mettre en place des outils de travail collaboratifs :
- Un outil de gestion documentaire pour faciliter le partage de documents et éviter l’envoi de pièces jointes par email. Ce type d’outil permet aussi d’assurer que tout le monde ait accès à l’information nécessaire.
- Un outil d’écriture collaborative pour travailler sur des fichiers de manière simultanée et y intégrer les discussions. Cela permet d’éviter de nombreux allers-retours par email et la confusion dans les versions successives d’un même document.
- Un outil de gestion de projet pour déplacer et structurer la conversation autour des tâches. Ce genre d’outil permet de donner une vue d’ensemble sur la charge de travail et de centraliser l’information par projet. Il évite aussi l’utilisation de l’email comme moyen de contrôle, qui vise à mettre systématiquement 5 personnes en copie.
Les nouvelles technologies de l’information produisent un sentiment d’accélération du temps qu’il est « urgent » de relativiser. Le délai de réponse à un email est rarement une question de vie ou de mort. Même si l’hyperconnexion produit des résultats immédiatement visibles, c’est bien le travail de fond qui crée véritablement de la valeur au sein de ces métiers. En valorisant davantage ce dernier, on pourrait ainsi atteindre un meilleur équilibre entre connexion et concentration.
Au-delà de cela, je crois qu’il faut également davantage admettre les limites du présentéisme et la nécessité des moments off. Si on est concentré et productif pendant les heures de travail, il est inutile d’être connecté 12 heures par jour. Les plages de déconnexion sont d’ailleurs indispensables pour recharger nos batteries et nourrir notre créativité. Au final, c’est travailler moins, pour travailler mieux.
Pour aller plus loin :
- Cal Newport, Deep Work, 2016 et son prochain livre A World without Email, prévu en mars 2021.
- Cal Newport, The Rise and Fall of Getting Things Done, The New Yorker, 17/11/2020 ; Slack is the right tool for the wrong way to work, The New Yorker, 14/12/2020.
- Valérie Carayol et al., La laisse électronique. Les cadres débordés par les TIC, 2016.
- L’épisode du podcast Travail (en cours), Déconnexion : pourquoi votre cerveau a besoin de silence pour se régénérer, 09/07/2020.
- Julien Granata, Nouveaux comportements et addictions au travail à l’ère de l’hyperconnexion, The Conversation 10/03/2019.
- Ploum, Email mon amour, 30/06/2020.
- L’entreprise belge Stoomlink explique sur son blog comme elle applique le management asynchrone : partie 1, partie 2, partie 3.
- J’ai parlé du coût cognitif et psychologique des nouvelles technologies de l’information dans ma série d’articles sur le minimalisme numérique, et plus particulièrement ici.
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2 Comments
Alaiya
Merci pour cet article qui résume clairement la situation : le mail, cette plaie qu’on adore grattouiller !
Un point que tu signales et qui, au delà de la problématique de l’hyperconnexion, fait également des ravages sur les systèmes qualité : la boîte mail qui sert de stockage de données et d’archivage (gestion de l’information). Eh oui, le flux est à ce point ininterrompu qu’on ne prend plus le temps d’enregistrer les mails là où ils devraient l’être, à savoir sur le serveur, dans le dossier de la mission en cours, et encore moins les pièces jointes qui sont autrement plus indispensables ! Conclusion, quand il faut montrer lors d’un audit la preuve d’une action, ou quand un collègue est amené à travailler sur un dossier et qu’il a besoin de données d’entrée, c’est dans la boîte mail qu’il faut rechercher l’information. Or, le système de recherche est bien souvent défaillant et par ailleurs, s’il y a des gens qui sont ultra-rangés dans leur boîte mail, d’autres accumulent et ne trient jamais rien (… au hasard, moi). Bonjour la perte de temps et d’efficacité…
La simplicité de l’outil est la source de toutes les dérives, en effet.
Ton billet offre des pistes intéressantes à exploiter, notamment autour des outils collaboratifs, plus adaptés au besoin. Ce sont nos méthodes qu’il convient aujourd’hui d’interroger mais aussi notre approche personnelle : pour changer, il faut en avoir envie, et donc se poser les bonnes questions. Tant que le prise de conscience ne sera pas massive, ce sera compliqué de changer de procédé.
slowkairos
En effet, utiliser la boîte mail comme système de gestion de l’information est l’exemple typique d’une sale habitude qui consiste à se faciliter la vie à court terme, mais se la compliquer à long terme. Même un bon classement des mails ne suffit pas à pallier ce problème car on est tout de même confronté à beaucoup de bruit lorsqu’on recherche une information précise. Pour les échanges en interne, il y a des solutions de gestion documentaire faciles à mettre en place qui éviterait l’envoi de pièces jointes tout court (elles pourraient être remplacées par un lien vers le fichier, par exemple), mais elles ne sont pas toujours disponibles ou utilisées.
Et pour implémenter le changement, oui, il faut une prise de conscience collective car on aura beau appliquer toutes les astuces de bonne gestion des emails, si tout le monde continue à utiliser le mail pour tout et n’importe quoi, ça ne sert pas à grand chose. L’argument qui me semble le plus efficace à mettre en avant, c’est celui du gain potentiel de productivité.